13.11.09

Massacre à la Sécu

Mes ennuis débutèrent par une lettre des impôts. J’ai une crainte maladive du fisc. Lorsque je trouve dans ma boîte aux lettres mon avis d’imposition, je ressens immédiatement de violents maux de ventre comme ceux que j’avais enfant, le dimanche soir, à la veille de retourner à l’école. J’ai toujours peur d’être pris en faute, d’avoir oublié de déclarer quelque chose, et plus encore de ne pas arriver à payer le montant de mon tiers.

La lettre m’informait que j’avais rempli ma déclaration de manière incorrecte, du fait de mes multiples petits boulots. On me réclamait un certain nombre de documents complémentaires. Je m’exécutais. Peu après, une deuxième lettre m’indiquait que j’étais désormais soumis à l’URSSAF pour avoir fait un travail payé en honoraires. A cet envoi, un nouveau formulaire était joint, que je m’efforçai de remplir sans trop bien comprendre. Un troisième courrier m’avertit que mon appartement était désormais considéré comme un local commercial redevable de patente et autres charges. Un quatrième m’annonça des pénalités de retard.

A chaque fois, René Jiffard, percepteur à la trésorerie principale, m’assurait de ses sentiments dévoués avec une constance méritoire et me signalait qu’il était à ma disposition pour toute information complémentaire. Il répondait à chaque lettre avec une ponctualité sans faille, quoiqu’il se révélât aussi inflexible sur la somme que je devais au fisc que tatillon sur les échéances. Je décidai de prendre rendez-vous avec lui.

Il se montra affable, m’expliqua qu’il me fallait payer au plus vite afin d’éviter de nouvelles pénalités et que c’était seulement après avoir encaissé mon règlement que l’administration fiscale, se rendant compte du trop-perçu, me rembourserait. Je lui démontrai l’absurdité de la situation et ma bonne foi. Il me répondit sur un ton courtois que, certes, il comprenait ma position, mais que le Trésor public n’admettait aucune dérogation. J’avais l’impression d’être face à un ordinateur qui ne connaît que la touche suivante ou précédente. Je tentai de l’apitoyer. René Jiffard était impitoyable. Je m’énervai. René Jiffard resta imperturbable. Je le menaçai de recourir au médiateur. « Payez d’abord, me dit-il, vous le saisirez ensuite. » A bout d’arguments, je pris congé. Il m’assura une dernière fois de ses sentiments dévoués.

Quant à moi, je lui adressai mes vœux les plus meurtriers. Il ne passa pas la semaine. Il habitait un vieil immeuble en bois et de grandes fenêtres. Un matin, il glissa malencontreusement sur une marche, passa à travers la vitre et fit une chute mortelle de cinq étages. La concierge, pardon la gardienne, fut un temps inquiétée pour mise en danger de la vie d’autrui car l’escalier entre le quatrième et le cinquième étage avait été particulièrement bien ciré la veille (par mes soins). Mon dossier prit un certain retard, avant qu’une jeune inspectrice plus compréhensive ne s’y attelle et débrouille l’affaire.

La Sécurité sociale prit illico le relais des impôts. Tout commença par l’envoi de plusieurs demandes de remboursements de soins. Quinze jours plus tard, la totalité de mon dossier me fut retournée et l’on me signalait que j’avais omis une ordonnance. Je réparai aussitôt mon erreur, mais deux semaines après tout m’était de nouveau retourné car il manquait la signature du médecin. Le paraphe obtenu, je renvoyai le tout. Un mois plus tard, mon centre m’informait qu’il avait égaré une feuille de soins et qu’il me fallait faire un duplicata. Décidé à ne pas renoncer, je me procurai le duplicata et me rendis sur place pour être sûr que plus rien ne retarderait la mise en route du règlement.

Je pris un ticket à l’entrée. Une bonne heure s’écoula avant que mon numéro ne s’affiche au-dessus d’un bureau.

L’hôtesse d’accueil, une Antillaise d’une quarantaine d’années, examina ma feuille de soins en silence puis me la rendit.
- Votre dossier est incomplet. Il manque le montant des honoraires du médecin.
- Mais, fis-je, c’est écrit qu’il s’agit d’un acte gratuit.

Elle marqua un temps d’hésitation, puis se leva et me dit :
- Je reviens.

Les numéros au-dessus des autres bureaux s’égrenaient lentement. Je me sentais gagné par l’énervement. De temps en temps, le bruit d’une conversation me parvenait de la pièce où l’Antillaise était entrée. Cela faisait bien dix minutes. Les numéros dansaient maintenant, comme s’ils me narguaient, 306, 307, 308… Le temps filait au rythme de leur clignotement. 309, 310, 311… N’y tenant plus, je me penchai par-dessus le bureau et jetai un coup d’œil dans la direction d’où provenaient les voix. Par l’entrebâillement de la porte, je l’aperçus une tasse à la main en train de discuter avec ses collègues. Nos regards se croisèrent. Elle me cria :
- J’arrive, monsieur.

Puis elle me tourna le dos et reprit sa conversation.

Elle revint enfin. Elle admit que, vu sous cet angle, mon dossier était complet. Mais… (elle marqua une longue pause)… de toute façon, le médicament prescrit n’était plus remboursé.

Elle appuya sur le bouton pour appeler le numéro suivant.

Je la regardai, interloqué. Je crus que j’allais l’étrangler sur place.

Le lendemain, à la sortie de son travail, alors qu’elle passait pour une personne très calme (et même un peu lente, aux dires de son chef de service), elle traversa la rue de manière inconsidérée, se jetant littéralement sous les roues d’une voiture, sans que le conducteur ait le temps de réagir, comme il devait l’expliquer peu après à la police. Pour ma part, ce n’était pas un acte gratuit.

Pour le coup, les choses ne s’améliorèrent pas immédiatement au centre de Sécu et je dus intervenir à plusieurs reprises.

En à peine six mois, je fis disparaître :

- Une hôtesse d’accueil qui consacrait la moitié de l’année à soigner ses nerfs et l’autre moitié à les passer sur les assurés. Grâce à moi, elle trouva enfin le repos (la police conclut à un suicide).

- Un chef de service qui multipliait les demandes de justificatifs afin de décourager les assurés. Dans le cadre d’une campagne de prévention, j’avais été tiré au sort pour que mon centre m’explique les vertus d’une hygiène de vie plus saine. Il m’avait fait comprendre que j’étais responsable de ma santé, envers non seulement moi-même mais aussi la collectivité. Par mes soins, il fit une chute de vélo dans la forêt où il randonnait tous les dimanches matin et ne s’en releva pas.

- Une assistante sociale qui pratiquait les conseils et la morale aux assurés dans le besoin, comme les Chinois l’art de la torture. Elle avait voulu me fixer les nouvelles règles pour une meilleure santé : sortir le chien cinq minutes de plus, aller chercher le pain en vélo… « Mais je n’ai ni chien ni vélo », lui dis-je. Elle me regarda comme on dévisage un homme irresponsable ou plutôt dont l’irresponsabilité frôle l’incivisme. Le sport qu’elle faisait pour se maintenir en forme lui fut fatal : elle fut retrouvée noyée dans la piscine où elle se rendait régulièrement.

- Et enfin un médecin expert qui auscultait les patients comme s’il faisait des ménages, en un coup d’œil, en une question. Il me fit me déshabiller, me regarda de la tête aux pieds, me fit me rhabiller et me trouva en très bonne santé. Lui par contre le fut rapidement beaucoup moins : le soir même, il s’asphyxia avec un mélange de soude et d’eau de Javel alors qu’il faisait la vaisselle (« une négligence domestique », estimèrent les enquêteurs).

Extrait de Mort aux cons, de Carl Aderhold.

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